De sang et de lumière de Laurent Gaudé. Actes Sud.

En cet avant jour d’élection européenne, je souhaitais vous partager ce texte/poème de Laurent Gaudé. Je m’y retrouve totalement, autant dans les racines que dans la vision de L’Europe.

De sang et de lumière de Laurent Gaudé

Je viens de terres brumeuses
Qui sentent l’odeur chaude des siècles,
La teinture et le houblon.
Je viens des terres que je ne connais pas,
Qui portent des noms à la mine rouge et aux oreilles écartées :
Hazebrouck, Bousbecque, Wervicq , Wattrelos,
Battues par les vents,
Et transpercées d’humidité,
Le Nord industrieux,
Qui embrasse la Belgique
Dans un parfum de labeur.
Le Nord industrieux qui sent le charbon parce qu’il a tant creusé, tant fouillé qu’il en a fait des montagnes,
Ces terrils à la mine sombre qui veillent sur les hommes avec un air de menace.
Tant de carcasses s’y sont usé les os dans des galeries noires qui étaient comme des bouches à avaler les destins.
Le Nord qui sent la poudre aussi,
Champ de bataille depuis des siècles.
Ce temps où l’on mourait au petit matin en armée bien rangée,
Le torse percé, le visage écrasé dans la rosée
A vingt ans à peine.
Pour les armées de l’empereur,
Ou pour défendre des tranchées.
Terres d’assaut, de fuites,
Terres de villes prises, reprises, bombardées.
……
Je viens d’un monde qui sait ce que c’est que de se tordre,
Et avec ça, en plus de la misère,
En plus du dos vouté,
Il y a la guerre.
Les hommes partent, les bombes tombent et l’ennemi approche.
Il faut partir.
L’exode sur les routes de France,
On a marché avec la peur au ventre.
Mon père, nourrisson, braille en appelant le sein
Et dans les charrettes surchargées,
La peur se sentait jusque dans les tétées.
Je viens de cette foule de couvertures, de sacs, de valises mal fermées qui se pressent en direction d’Orléans où l’on sera accueilli par l’oncle et la tante.
…..
L’Europe est née là,
De ces ruines que l’on a voulu un jour transformer en projet.
De ces douleurs qu’on a voulu panser avec la paix.
Je viens de ces terres qui se sont mordues si souvent comme dans un combat de chiens.
…..
Je viens de ce vieil abattoir que fut notre continent,
Jusqu’au jour où ce mot fut prononcé : Europe,
Dans l’espoir de faire taire les loups.
On disait Europe pour calmer sa propre envie de frapper.
On disait Europe pour rompre le cycle des vengeances.
Avons-nous oublié ?
Je viens de ces terres qui savent de quoi l’Europe les a sauvées.
….
L’Europe
Qui, aujourd’hui, a des airs de vieille dame frileuse,
Chacun fait ses comptes,
Chacun se demande s’il y aurait moyen d’avoir un rabais,
Payer moins cher que celui d’à côté.
On veut bien ouvrir ses frontières si cela fait rentrer l’argent,
Mais à tout prix les fermer devant les réfugiés.
L’Europe sans joie, sans élan, sans projet
Comme un bâtiment vide.
L’Europe,
Et ma génération qui l’a croyait acquise
Sera peut-être celle qui l’enterrera.
…..
Le monde entier regarde l’Europe avec envie,
Elle seule ignore qu’elle est riche
Et s’enferme peureuse,
Avec des hésitations de vieille égarée.
La Méditerranée à visage de cimetière.
Chaque jour on meurt en tentant de la traverser.
Depuis des siècles
Chaque pays a connu ses réfugiés.
Grecs, Turcs, Algériens, Siciliens, Pieds-noirs,
Ceux qui fuyaient l’Andalousie d’Isabelle la Catholique,
Ceux qui partaient en Israël,
Les Libanais,
Je viens de cette foule pressée par l’Histoire,
Je suis fils de blessures, de contractions
Mais de la vigne et de l’olivier.
Nous sommes vieux comme le monde,
Héritiers de villes rasées, de peuples en mouvement,
Du désir fou de bâtir pour l’éternité.
….
Nous sommes les fils de l’incendie.
Et notre devoir est de contenir les flammes
Chaque fois, le même combat renouvelé,
Les contenir,
Pour qu’elles rayonnent
Plutôt que de tout brûler.

A son image de Jérôme Ferrari. Actes Sud 💛💛💛💛💛

À son image par Ferrari

 » Elle est venue photographier la guerre, garder la trace de ce qui se passe ici….
Elle lui écrit  seulement : Je sais que certaines choses doivent demeurer cachées. …
Il y a tant de façons de se montrer obscène, ecrit-elle à son parrain.
Elle ne développera pas les pellicules.  »
Quelle mise en abyme que le dernier roman de Jérôme Ferrari  : À son image
Il faut un peu de temps pour ordonner ses pensées et laisser retomber l’émotion qui vous a étreint à la lecture de ce roman.
A partir d’un événement dramatique,la mort d’une jeune femme, Antonia, dans un accident de la route, Jérôme Ferrari va nous offrir un roman fait de mille tiroirs et miroirs.
A partir d’un récit se calquant sur la cérémonie des funérailles d’ Antonia, Jérôme Ferrari va nous offrir dans un espace temps réduit, une reflexion sur l’image, la représentation,  le réel et la mort.
Antonia vivait en Corse et était journaliste et photographe.
Pas photographe de mode ou de pub, encore moins photographe de guerre. Juste photographe pour un journal régional.  Photographe des mariages, des banquets , des associations et des concours de boules.
Nous sommes dans les années 1990 , marquées en Corse par les dissensions entre Nationalistes et marquées en Europe par la guerre des Balkans et la scission de l’ex Yougoslavie.
Depuis son adolescence Antonia est passionnée par la photographie.
C’est son parrain qui lui offrira son premier appareil-photo à 14 ans.
Ce parrain qui deviendra prêtre  et qui attends aujourd’hui sur le parvis de l Église le cercueil d’Antonia.
Et le roman de Jérôme Ferrari va être rythmé par la célébration religieuse.
Chaque chapitre du livre sera un instant de la liturgie mais aussi l’occasion de se perdre sans une représentation photographique.
Et puis il y aura tout au long de cette liturgie le positionnement du parrain qui est aussi prêtre. Rester prêtre et religieux ou parler de sa nièce telle qui la connaissait.
Dilemme qui va parcourir la totalité du roman
Cette liturgie , ce requiem pour Antonia va nous emmener  loin dans la réflexion sur l’image ,la photo, le réel.
Une photo représente-t-elle ce que l’on voit ?
Que peut cacher un cadrage ? Peut être une autre réalité ?
Une photo peut elle être obscène
Une photo  capte t-elle un instant de vie ou un instant qui est déjà mort
Cette réflexion passionnante Jérôme Ferrari va la triturer, la malaxer  au travers de la vie d’Aurelia qui nous est retranscrit par le parrain/prêtre.
Ce regard photographique qui embrase la vie quotidienne d’Aurelia mais aussi le regard qu’elle portait sur le nationalisme corse  ou sur la guerre en Ex Yougoslavie.
Et puis Jérôme Ferrari intègre des moments de vie et de regards de photographes français ou slaves du 20eme siècle.
L’histoire d’Aurelia devient universelle tout comme le questionnement.
Enfin comment ne pas être troublé  par le lien religieux et spirituel entretenu par ce roman liturgique en pensant à la la phrase biblique : Et Dieu créa l’homme à Son image
La boucle est bouclée.
Satanée Image !

Tous, sauf moi de Francesca Melandri .Gallimard💛💛💛💛💛

Tous, sauf moi par Melandri

Tous , sauf moi de Francesca Melandri est un livre qui nous donne l’impression de comprendre un peu mieux le monde qui nous entoure.
A travers la longue vie d’Attilio Profeti, 95 ans en 2010, Francesco Melandri nous raconte un siècle de l’histoire de l’Italie.
Siècle d’histoire italienne qui va de l’histoire coloniale au fascisme et aux grands flux migratoires de l’histoire actuelle.
Tous, sauf moi est la rencontre du passé et du présent et des conséquences de ces rencontres.
« Nous sommes blancs, Ilaria. Notre père est blanc.
S’il avait vraiment un quart de notre sang, il serait disons, beige. Et en fait il est marron.
Beige ? Marron ? Mais qu’est ce tu dis Attilio !
Tu veux évaluer la couleur de la peau avec un Pantone ?
Je n’ai pas besoin d’un nuancier. Je vois de mes propres yeux qu’il est trop foncé.
Moi j’ai vu de mes propres yeux une carte d’identité éthiopienne où figure le nom de mon père qui est aussi le tien . Et çà c’est un fait. »
Dès le le début du roman, on découvre comment l’histoire la plus enfouie revient en boomerang par l’intermédiaire de Shimeta Ietmgeta Attilioprofeti. En 2010 Shimeta se trouve sur le seuil de la porte de l’appartement d,Ilaria, romaine de 40 ans.
Ce jeune éthiopien dit être à la recherche de son grand père AttilioProfeti.
Troublée par cette rencontre avec ce migrant qui déclare être son neveu, Ilaria commence à creuser dans le passé de son père.
Elle va s’apercevoir qu’elle ne connait pas ce père dont la vie est indissociable de celle de l’Italie.
Attilio Profeti a traversé le 20ème siécle italien passant de la colonisation de l’Ethiopie, aux chemises noires sous Mussolini sans oublier le racisme, la corruption et les massacres en Ethiopie. Mais il a aussi vécu le libéralisme avec Berlusconi et la visite de Khadafi à Rome.
Et dans les dernières années, bien que n’étant plus très lucide, il voit revenir vers lui l,Ethiopie par l’entremise de Shimeta.
Ce n’est pas que Shimeta qu’il voit revenir, c’est aussi la route migratoire actuelle, ces migrants africains qui sont entrautre le boomerang de la colonisation.
Ilaria, elle, voit apparaître la réalité de la vie de son père et de l’Italie du 20ème siècle entre fascisme et racisme.
C’est par des allers retours incessant entre 2010 et les années de colonisation et de guerre que Francesca Melandri va nous dépeindre cette Italie du 20 ème siécle.
Passant de l’Histoire à des moments intimes , elle nous dresse le portrait d’une Italie minée par ses souvenirs et ses fantômes.
N’ayant pas eu d’équivalent au procès de Nuremberg , L’Italie n’a pas fait le deuil de cette époque fasciste.
On a passé sous silence pendant très longtemps le fait que la plupart des Italiens soutenaient Mussolini.
Dans cette Italie , un Attilio Profeti est la norme, non pas l’exception.
C’est cette réalité , que Francesca Melandri met sous nos yeux et nous rappelle que l’histoire coloniale se confond avec l’histoire actuelle et la conscience collective
L’Histoire c’est toujours du présent et du passé. L’histoire de l’Italie c’est aussi l’Histoire de l’Europe
Je terminerais par cet interview de Francesca Melandri
 » Un demi-millénaire d’histoire coloniale et le présent des grandes migrations ne sont pas deux histoires différentes mais seulement deux chapitres de la même histoire, de la même longue époque, et bien sûr cela ne concerne pas seulement l’Italie. Au contraire, il s’agit pratiquement de la description de l’état de choses actuel de la planète Terre. « 

Reviens de Samuel Benchetrit. Grasset💛💛💛💛

Reviens par Benchetrit

Nous attendons des nouvelles de nos enfants que nous sommes incapables de donner de nous-mêmes.
On pense souvent que certaines personnes sont heureuses alors qu’elles ne veulent pas inquiéter les autres. Les gens heureux sont avant tout des gens gentils
Voici quelques unes des réflexions d’un écrivain  en quête d’inspiration et d’amour.
Samuel Benchetrit nous donne avec Reviens un roman tendre, poétique, parfois absurde mais aussi grave et émouvant.
Cet écrivain en panne d’inspiration est au prise avec bons nombres de tracas et d’événements  dans sa vie familiale.
Son fils entre adolescence et monde adulte est parti à la découverte du monde. Son ex femme le harcèle,  son inspecteur des impôts , Paul Blanchot, lui envoie un mail depuis Abidjan lui demandant de l’argent, sans oublier la lecture à haute voix dans une maison de retraite,  ni l’achat d’un canard auprès de la Ferme de Claire et les tribulations d’un livre sur Amazon.
Cela peut paraître foutraque.  Çà l’est. C’est la représentation de l’état d’esprit de cet écrivain.
Il vit enfermé dans son appartement, enfermé dans sa perte d’inspiration et à la recherche de son fils.
Et quand il sort de son enfermement littéraire, il se trouve devant des tas de possibles et de probables plus absurdes les uns que les autres.
Apparemment absurdes, mais tellement vrais.
La naïveté ou le naturel de cet écrivain fait qu’il reste ouvert aux découvertes  plaisantes ou désagréables.
Mais derrière ce doux rêveur, apparaît une critique de l’édition, du monde numérique, des plates formes.
Mais cette critique se déguste comme un petit bonbon acidulé. La critique ne prends pas le dessus sur la joie de vivre .
Et c’est le mélange de tout cela qui donne une atmosphère émouvante à ce roman
Comme pour une peinture impressionniste, il faut prendre du recul pour comprendre que chaque point compose le tableau.
Reviens me donne cette impression, ces couleurs pastels, cette douceur, cette émotion.
Difficile de dire que l’émotion vient d’un point ou d’un autre,  mais elle est là présente.
On ressort de ce livre apaisé.
Quelle aventure d’aimer une infirmière bègue,  et de devoir résoudre la question suivante:
Quel unique mot pourrait dire un père inuit à son fils qui part pour un voyage dans les glaciers ?